CHAPITRE VII
Du canevas & du chassis
314. Le canevas est l’étoffe même sur laquelle on travaille au pastel. Le chassis est un assemblage de petits ais de bois sur lequel le canevas est tendu.
315. Les uns employent pour canevas, du papier bleu, préparé sans colle, d’autre du velin ; quelques-uns du taffetas. On peut employer aussi de la toile ou du papier blanc préparés comme nous le dirons tout-à-l’heure.
316. Le papier bleu prend très-bien le pastel. On tend ce papier sur le chassis avec la colle d’Amidon ou de la manière suivante. On démêle d’abord dans une assiète de terre avec un verre d’eau froide une petite cuillerée de poudre à cheveux ou de farine. On met l’assiète sur le feu. L’on remue de temps en temps le mélange. Dès qu’il a pris deux ou trois bouillons, la colle est faite. Alors on étend un peu de cette colle sur les bords extérieurs du chassis, avec une brosse. On applique une toile dessus. On la replie vers les bords sur la colle, on y clouë quelques pointes. On étend de même un peu de colle sur les bords de la toile. On la couvre ensuite avec le papier bleu qu’on replie sur les bords du chassis. On mouille aussitôt ce papier d’un bout à l’autre. Il devient plus mou que du linge. Il faut le tendre dans tous les sens, en le tirant par les bords, mais très-peu, mais avec précaution pour ne pas le déchirer. En sêchant, ce papier se tendra comme une peau de tambour, quoiqu’il fit des ondes ou des vallons pendant qu’il étoit encore mouillé. Quelques-uns employent sous le papier une toile imprimée à l’huile.
317. Rien n’empêche qu’au lieu de la toile on ne mette sous le papier bleu, pour le soutenir, une feuille de grand papier très-fort. On le mouille comme le papier bleu pour le tendre & le coller sur le chassis. Il fait le même effet que la toile. Mais il est un peu moins solide.
318. Les défauts du papier bleu sont d’être un peu raboteux & souvent un peu velu. Ce n’est pas sans beaucoup d’art que la Peinture y prend, vue de loin, un œil suave ; mais il lui donne de la force. Autrefois ce papier se tiroit de Hollande. Nos fabriques se sont ravisées.
Elles en font aujourd’hui qui ne vaut pas moins. Elles en préparent même de semblable en d’autres couleurs.
319. Le vélin s’applique sur le chassis de la même manière que le papier bleu, mais il ne faut pas de toile par-dessous pour le soutenir. On peut, au lieu de vélin, se servir de parchemin. L’un & l’autre, ayant plus de consistance que la papier bleu, ne demandent pas autant de précautions. On peut les tendre avec plus de force, ils s’y prêtent fort bien, quand ils sont mouillés. Le pastel ne mord pas bien sur cette espèce de canevas. Aussi les ouvrages de ceux qui s’en servent, ont-ils toujours de la molesse & peu de relief. Mais si les tons sont foibles, ils y prennent un moëlleux & un tendre qui ne laissent pas de faire des conquêtes. Il y a des gens qui savent préparer le vélin de manière que le pastel mord-très-bien dessus & que les tons y reçoivent beaucoup de force & de vigueur. Leur secret, c’est d’enlever l’épiderme avec une pierre ponce. Le frottement, continue le tems nécessaire, rend le parchemein cotonneux & velouté. Le pastel s’attache alors à cette surface que la pierre ponce a rendue moins lisse, il y prend plus d’épaisseur, & par conséquent plus de corps.
320. Si l’on employe du papier très fort, au lieu de parchemin, tels que les papiers nommés grand aigle, impérial, grand chapelet, il faut le préparer de la manière suivante. Mouillez-le sur une table, tendez-le ensuite sur le chassis comme nous l’avons dit en parlant du papier bleu. Quand il sera sec il faudra le coucher sur la table & jetter dessus à deux ou trois reprises de l’eau bouillante, puis le frotter légèrement chaque fois avec une brosse douce, pour emporter la colle dont il est enduit. Ne répandez pas l’eau bouillante sur les bords, afin qu’il ne se détache pas du chassis. Au bout de trois ou quatre heures il sera sec, du moins en été. Pour lors plassez dessus une pierre ponce arrondie, pour en emporter les inégalités & le grain. Si la pierre étoit anguleuse elle feroit des rayes. Il peut même arriver qu’en frottant un endroit plus qu’un autre il s’y formât des vallons. Mais, en l’humectant de nouveau par derrière, d’un bout à l’autre, tout cela disparoîtra. Ce papier préparé de la sorte, aura tous les avantages qu’on peut désirer, sans avoir le moindre inconvénient. Le vélin ni le papier bleu ne reçoivent pas le pastel avec plus de grâce.
321. Un canevas qu’on peut employer encore d’une manière avantageuse, c’est le taffetas. Il faut qu’il soit un peu fort, tel à-peu-près que le gros de Florence. Trop clair & trop mince il laisseroit échapper le pastel au travers du tissu. Le taffetas est encore plus expéditif que le papier dont nous venons de parler, & les coups de crayons sont à la fois moëlleux, nets & vigoureux. Pour assujettir le taffetas sur le chassis, il faut l’y coller avec l’espèce de pâte dont nous avons parlé (n° 268). S’il restoit quelques inégalités ou des traces de plis, il suffira de le mouiller ; il se tendra parfaitement. Le pastel tient peu sur le taffetas, il faut nécessairement l’y fixer. On peut le faire par le procédé du Prince de San-Severo.
322. Quelques Artistes on imaginés d’employer pour le canevas une feuille de cuivre qu’ils font bien aplanir & dépolir afin que le pastel morde mieux dessus. Il est difficile qu’à la longue le cuivre n’altère pas les couleurs si peu qu’elles contiennent des particules salines. On connoît la disposition du cuivre à se convertir en vert de gris, au moins dans les lieux exposés à l’humidité. Cette rouille en s’amalgamant avec les couleurs ne les embellit pas.
323. A Rome, quelques Peintres en pastel font enduire une toile avec de la colle de parchemin, dans laquelle ils ont jetté de la poudre de marbre & de la pierre-ponce bien tamisées. Ils huissent ensuite ce canevas avec la pierre-ponce pour emporter les inégalités. Ils ne couvrent la toile de cette espèce d’enduit, que lorsqu’elle est déjà tendue sur le chassis. Le pastel prend très-bien dessus & cette méthode réussit mieux.
La toile, au reste, peut-être préparée de la même manière sans poudre de marbre ni pierre-ponce, mais avec une forte couche de craye mêlée de colle.
324. On peut enfin peindre en pastel fort commodément sur du papier de tenture. C’est ce papier, peint en détrempe, dont on tapisse les cabinets. Il suffit de l’appliquer sur un chassis avec une toile intermédiaire ou du papier très-fort pour le soutenir. Le pastel prend très-bien dessus, pourvû qu’il n’ait pas été lissé ; tout autre papier collé, qui ne seroit pas empâté de la sorte avec de la craye, est ingrat, & le pastel y prend pas bien.
325. Quant au chassis même sur lequel doit être tendu le canevas, ce sont des tringles ou liteaux de bois d’un pouce de largeur, solidement assemblés par leurs extrémités, & sans chape. S’il excédoit vingt ou ving-quatre pouces, on ne pourroit guère se dispenser de le garnir de traverses. Mais en ce cas il faut que les traverses ayent moins d’épaisseur que les montants du chassis, pour que le canevas ne porte pas dessus.
326. Voilà tout ce que nous avons à dire sur les matières qui peuvent recevoir la Peinture au pastel. Nous remarquerons pour terminer ce Chapitre, que lorsqu’on a fini le tableau, soit qu’on fixe ou qu’on ne fixe pas le pastel on a coutume de le renfermer sous un verre blanc assujetti dans une bordure dorée, afin de le garantir de la poussière et des insectes. Il faut faire clouer derrière le verre des morceaux de bois ou de liége de deux ou trois lignes d’épaisseur, afin d’en éloigner un peu le chassis & que le pastel ne touche pas au verre, sur-tout s’il n’est pas fixé, parce qu’il s’attacheroit à la surface intérieure du verre, & le rendroit opaque. Il faut de plus, coller par derrière sur du bois & tout du long de la glace, des bandes de papier qui n’excèdent pas la feuillure, afin de fermer tout passage de la poussière qui pourroit pénétrer entre la feuillure et le verre. Quand les bandes de papier sont sêches, on met le tableau dans la bordure, & l’on colle enfin par derrière, avec des bandes de papier plus larges, une feuille de carton presqu’aussi grande que le cadre même, pour garantir le tableau d’accidents & de la poussière qui pourroit s’introduire de ce côté-là.
Par ce moyen, la Peinture en pastel ne peut jamais éprouver d’altération. Si le verre se ternit, ce n’est qu’au dehors & l’on peut y remédier en l’essuyant avec un linge trempé d’eau de vie.
327. Mais si l’on fixe la pastel on peut très-bien se dispenser de mettre le tableau sous un verre. Il suffit, lorsque le pastel est sec, après avoir été fixé, d’étendre dessus, à froid, une couche de colle de gant ou de parchemin. Puis une seconde, quand la première a sêché, même une troisième. La quantité n’y peut nuire. Voici comment cette colle se compose. On fait tremper le soir dans l’eau pure, une poignée de rognures de cette peau dont on fait les gants, afin de la bien nettoyer. Le lendemain on jette cette eau. L’on fait bouillir les rognures dans une pinte d’autre eau bien nette, pendant trois ou quatre heures. Ensuite on verse la colature au travers d’un linge propre dans un vase en fayance. Il ne faut préparer cette colle que lorsqu’on veut l’employer. Elle se gâte aisément dans les tems chauds, & n’est plus bonne à rien. C’est avec une brosse très douce qu’il faut l’appliquer sur la Peinture. Il ne faut pas qu’elle soit chaude, elle pourroit dissoudre & délayer la colle de poisson qui fixe le pastel. On peut l’éclaircir avec de l’eau, sur le feu, lorsqu’elle se trouve trop épaisse. Au reste, c’est par surabondance que je parle de la colle de gants. On peut employer de même, deux trois & quatre couches de colle de poisson. Mais comme celle-ci doit être un peu chaude, il faut nécessairement se servir de chassis de taffetas pour les appliquer, sans quoi l’on délayeroit la première couche, ce qui tourmenteroit les couleurs. On peut alors supprimer l’esprit de vin, de l’eau de vie suffit ; & pourvu que la liqueur traverse le taffetas, ce qu’elle ne feroit point s’il n’y avoit au moins de l’eau-de-vie, elle se combineroit très-bien avec la première couche, & couvrira la Peinture d’un enduit impénétrable. Au surplus, pour fixer le pastel, on peut employer indifféremment la colle de gants ou la colle de poisson. Mais dans l’un comme dans l’autre cas il faut absolument faire entrer l’esprit de vin dans la première couche, afin que la colle puisse pénétrer le pastel. Les couches subséquentes n’ont d’autre objet que de couvrir la Peinture déjà fixée, & la garantir à la place du verre. On n’a besoin, dans la suite, pour nettoyer le tableau, que d’y passer un linge mouillé d’eau de vie.
328. On peut même l’enduire d’une, deux & trois couches de vernis, pourvût qu’on ait eu le soin d’étendre auparavant sur la Peinture, au mois, trois ou quatre couches de colle de poisson. Le vernis la rapprochera tellement de la Peinture à l’huile, qu’il seroit aisé de s’y méprendre. Il est nécessaire d’interposer plusieurs couches de colle, parce que les résines qui composent le vernis, changeroient le ton des couleurs, si le vernis pénétroit le pastel. Le jaune deviendroit souci, le rose violet, ainsi les autres. Les couches intermédiaires de colle préviennent cet inconvénient. Par ce mécanisme plus difficile à décrire qu’à pratiquer, la Peinture au pastel imite une ancienne Peinture à l’huile, comme je viens de le dire, au point de tromper ceux qui n’en auroient pas l’idée.
329. Le vernis dont on se sert le plus ordinairement pour les tableaux, se fait avec du mastic en larme qu’on fait dissoudre, dans l’essence de thérébentine, sur la cendre chaude. On peut employer encore un blanc d’œuf dans lequel on a fait dissoudre un peu de suc candi ; mais il faut y mettre du suc de rue pour écarter les insectes. Ce vernis peut s’enlever avec de l’eau tiède.
330. C’est d’un vernis à-peuprès semblable qu’on enduit les tableaux peints à l’huile. Ces sortes de vernis forts légers valent mieux, pour cet usage, que les vernis gras. Ils n’ont pas autant de solidité. Mais c’est une qualité de plus. On peut les enlever, quand on juge à propos, avec de l’esprit de vin, pour en mettre de nouveaux. Cette méthode sert en même tems à nettoyer les tableaux. Certaines gens employent pour cela de la lessive de cendres ou de l’eau de savon. C’est le moyen de les perdre. Ces liqueurs alkalines dissolvent l’huile & delayent les couleurs. L’eau de vie ou l’esprit de vin suffit, mais il faut les affoiblir avec de l’eau, pour que la partie spiritueuse ne pénètre pas la couleur, encore cette méthode est-elle dangereuse.
331. Quelques particuliers savent même enlever la Peinture de dessus une vieille toile, & la reporter sur une toile neuve. Ils détruisent l’ancienne avec une pierre-ponce, & lui substituent la nouvelle qu’il collent par derrière contre la Peinture ; mais je n’ai pas une idée assez sûre de leur procédé pour l’expliquer, sans courir le risque d’induire en erreur. J’invite ceux qui le connoissent de le publier. Tout ce que je puis assurer, c’est que j’ai vu le Titien que les restaurateurs avoient massacré (1).
(1) Voyez le traité de la Peinture en émail, de M. de Montamy, vers la fin.
332. Mais en se tenant en garde contre le charlatanisme, il faut applaudir aux efforts qu’on a faits pour conserver les restes des monuments précieux que les Anciens nous ont laissé de leur génie & de leur goût. Tous les peuples d’Europe se les disputent à l’envi. Quelques modernes, qui de temps en temps les remplacent, jouissent de la même gloire. Ainsi dans tous les temps & chez toutes les nations, les hommes ont trouvé de l’attrait dans l’imitation de la nature. Les sauvages même, livrés à l’exercice des armes & de la chasse, représentent, à leur manière, leurs combats & leurs triomphes. Combien les jeux du Théâtre, qui sont eux-mêmes une image en action des scènes de la vie, n’attirent-ils pas de spectateurs ? En un mot, tel est le plaisir qu’inspire l’imitation, qu’il n’y a pas un homme de goût dont les appartements ne soient peuplés des personnages de la fable ou de l’histoire. C’est qu’il n’est guère de sociétéplus douce. Tantôt on se promène avec Baptiste, parmi les fleurs. Ces roses si tendres ne craignent pas le souffle de Borée, & n’ont besoin, pour conserver leur fraîcheur, des larmes de l’Aurore. Tantôt, au milieu d’un naufrage on s’élance, parmi les rochers, sur les débris d’une barque fracassée, pour secourir des malheureux qui se noyent. Quelquefois on traverse une fête de village pour aller chercher au pied d’une colline, sur un lieu solitaire. Mais l’on s’arrête au milieu de ces heureux villageois pour partager leurs plaisirs. Ici, grâces à Latour, on voit un bienfaiteur de l’humanité. L’on s’entretient avec lui. Sa physionomie qui nous rend son ame toute entière nous rappelle ses pensées, & nous fait sentir, par un heureux contraste, que le froid égoïste mérite de ne rencontrer sur la terre que des êtres qui lui ressemblent ; ailleurs, c’est une jeune beauté qui rêve, incertaine, irrésolue. Elle est entre deux portiques, à l’un desquels sont suspendues des guirlandes & des couronnes de fleurs. Un enfant tout radieux & qui porte un arc est à l’entrée ; il rit & l’appelle. Mais sous le portique même est une femme qui pleure sur des rochers arides. L’entrée de l’autre portique est étroite, difficile, escarpée. Mais elle conduit dans un vallon délicieux. Une Déesse qui lui tend la main d’un air majestueux, l’invite à l’y suivre, & lui présente l’hymen couronne de roses.
333. Faut-il s’étonner que la Peinture & la Poësie ayent tant de partisans ? Tout est de leur ressort. Leur empire s’étend jusque sur les objets métaphysiques. Par elles, ils prennent un corps pour nous instruire en nous amusant. La Peinture dit les choses, la Poësie les peint.
334. Il peut se trouver des détracteurs de Beaux-Arts, & peut-être est-il des rigoristes qui ne regardent la peinture que comme un luxe frivole ; ces sortes de gens sont comme des sourds auxquels il est inutile de répondre.
Encore un sourd entendra-t-il ce que dit un tableau. Ne sait-on pas que l’ame n’est point affecté par les oreilles avec autant d’énergie que par les yeux (1) ? C’est ainsi qu’autrefois un Artiste, nouveau Démosthène, enflamma les Athéniens & les fit marcher au combat avec un tableau qui leur montroit un guerrier recevant la couronne des mains de la Victoire. C’est ainsi que les Mexicains firent comprendre à Montezune ce que c’étoit les Espagnols, leur chevaux, & leur tonnerre, dont ils ne pouvoient parvenir à lui donner l’idée. Une femme long-tems imprudente, veut instruire son mari qu’elle est confuse, elle ne sait de quel moyen se servir. Comment hazarder une explication s’il est aliéné sans retour ? Elle se fait peindre affligée, éperdue, les yeux remplis de larmes, & fait mettre ce portrait à la place d’un autre précédent que son mari prenoit autrefois plaisir à voir. Il entendit ce langage, & vola, transporté de joye, lui protester que tout étoit oublié.
Ce trait a été puisé dans la nature.
(1) Segnius irritant animos de missa per aurem, quam quœsunt oculis subjecta. OR.
335. Ce goût-là sans doute peut devenir absurde & dégénérer en engoûement s’il n’est pas éclairé. N’a-t-on pas vu des tableaux, d’un mérite médiocre, se vendre au poids de l’or ? Ce n’étoient que des rochers, des nuages, des chevaux, des figurent sans ame, ou des magots aussi froids que hideux.
C’est en vain qu’on interroge ces compositions-là. Ni le tableau, ni même les figures ne vous disent rien. Les délicieux morceaux pour les gens qui n’ont que des yeux. Laissons aux brocanteurs le soin d’en vanter la fraîcheur, la touche fine, le précieux fini, l’harmonie. En un mot, ce sont, en fait de Peinture, ce que les Marionnettes sont en fait de spectacle. Ne les prisons que ce qu’ils valent du côté du mécanisme, & ne mettons pas le Versificateur au-dessus du Poëte.
FIN
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